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Environnement

Littoral français : l’Ifremer révèle la “carte noire” de la pollution chimique invisible

Selon le rapport Emergent’Sea (Ifremer, CNRS, Université de Bordeaux), 15 substances chimiques sont détectées en moyenne sur chaque site du littoral français. La pollution invisible s’impose comme une nouvelle carte noire environnementale.

Par Jacques FROISSANT
Publié il y a 20 oct.
9 min de lecture
Littoral français : l’Ifremer révèle la “carte noire” de la pollution chimique invisible

De Dunkerque à la Corse en passant par Hendaye, les analyses sont formelles : pas un mètre de littoral français n’échappe aux contaminations chimiques.
C’est ce que révèle le rapport Emergent’Sea, mené par l’Ifremer, le CNRS et l’Université de Bordeaux, à la demande de l’Office français de la biodiversité (OFB), entre 2021 et 2024.

Pesticides, résidus médicamenteux, produits de soin, perturbateurs endocriniens… Ce que l’Ifremer appelle pudiquement des “substances d’intérêt émergent” tapisse aujourd’hui l’océan Atlantique comme la Méditerranée.
Et le plus inquiétant, c’est que personne ne les surveille vraiment.

Après l'enquête d’AQUI.Media sur la manipulation des classements d’eaux de baignade, ce nouveau rapport dresse une carte noire de nos côtes.
Un diagnostic brutal : la mer française est sous perfusion chimique.


L’état des lieux : 15 molécules en moyenne par site

L’étude Emergent’Sea a suivi plus de 30 sites représentatifs du littoral métropolitain dont le Pertuis‐Charentais, la Gironde, le Bassin d’Arcachon et la Côte basque.
Objectif : identifier et quantifier les substances chimiques invisibles jusqu’ici ignorées des programmes de surveillance.

“En moyenne, 15 substances sont quantifiées dans l’eau de mer par site. Les trois quarts des 66 substances recherchées apparaissent au moins une fois.”
Ifremer, Emergent’Sea 2025

Derrière cette statistique sèche se cache une réalité vertigineuse : une mer saturée de nos usages terrestres.
Des herbicides agricoles (glyphosate, métolachlore), des fongicides de la vigne, des antibiotiques, des anti-inflammatoires, mais aussi des filtres UV et parfums de nos cosmétiques.
Les molécules, transportées par les rivières, se diluent dans les estuaires avant d’être lessivées par les marées.

Même les zones dites “préservées”, comme le Parc marin du Bassin d’Arcachon ou les abords de l’île d’Yeu, affichent des concentrations préoccupantes.
L’Ifremer parle d’un continuum terre-mer : ce que nos sols boivent, nos plages le recrachent.

La grande illusion du « tout va bien »

En juillet dernier, AQUI.Media publiait Eaux de baignade : la grande tricherie !, une enquête sur la manière dont les municipalités entretiennent un faux sentiment de sécurité autour de la qualité des eaux côtières.

Les classements officiels — “excellente”, “bonne”, “insuffisante” — ne mesurent qu’une chose : la concentration en bactéries fécales (E. coli et entérocoques).
Rien, absolument rien, sur les polluants chimiques.

“Une eau peut être déclarée excellente tout en contenant des résidus de paracétamol, d’antibiotiques ou de pesticides agricoles.”
Surfrider Foundation Europe, citée par AQUI.Media

Certaines communes retirent temporairement leurs plages de la liste des sites testés, pour éviter qu’un mauvais résultat ne vienne plomber leur note de l’été.
Un “délistage” parfaitement légal, mais qui revient à maquiller les chiffres.

Ainsi, en Nouvelle-Aquitaine, plusieurs plages “excellentes” selon l’ARS présentent des teneurs chimiques bien au-delà des seuils de précaution environnementaux.
Ce double discours — rassurant sur le papier, aveugle sur le reste — est aujourd’hui mis à nu par les chiffres du rapport : la pollution ne se voit pas, mais elle est partout.

Les sources du mal : agriculture, urbanisation, pharmaceutique

Chaque molécule retrouvée dans la mer raconte une histoire de terre.
La carte de l’Ifremer suit la géographie de nos activités humaines :

  • Agriculture : pesticides, herbicides, fongicides ruissellent depuis les vignobles du Médoc, les cultures de maïs ou de maraîchage charentais.
  • Zones urbaines : eaux de ruissellement chargées de lessives, de détergents, de cosmétiques.
  • Médicaments : résidus de paracétamol, d'ibuprofène, d’antidépresseurs — filtrés partiellement par les stations d’épuration avant de rejoindre les estuaires.
  • Ports et plaisance : biocides, hydrocarbures, additifs des peintures antifouling.
Ifremer Pollution marine Concentration des substances

Les chercheurs du laboratoire EPOC (Université de Bordeaux) l’ont confirmé : les flux combinés des bassins versants girondins expliquent la forte charge chimique observée à l’embouchure de la Gironde et dans le Bassin d’Arcachon.

Le Bassin d’Arcachon, miroir des contradictions

Zone ostréicole majeure et haut lieu touristique, le Bassin d’Arcachon subit une triple pression : agricole (Leyre et Lège), urbaine (Arcachon, La Teste-de-Buch, Gujan-Mestras) et touristique.

Les résultats du rapport Emergent’Sea confirment la présence simultanée de pesticides, antibiotiques et filtres solaires.
Les ostréiculteurs, déjà échaudés par les crises sanitaires successives dues à la pollution de l'eau non maîtrisée par le SIBA, n’ont pas besoin d’un nouveau cauchemar invisible.

“Les concentrations relevées dans les coquillages ne menacent pas la santé des consommateurs — on parle de millionièmes de gramme par kilo. Mais ces traces s’accumulent dans la chaîne alimentaire marine, perturbent les larves, et témoignent d’une pollution chimique devenue systémique.”
Ifremer, Emergent’Sea 2025

Le Parc marin du Bassin d'Arcachon a bien lancé des programmes de suivi, mais le maillage reste lacunaire.
En clair : on ne sait pas vraiment ce qu’on mange, ni ce qu’on respire au bord de l’eau.

Ifremer Pollution des huitres et des moules

Une pollution diffuse, mais persistante

Ces contaminants sont persistants.
Contrairement aux bactéries, ils s’accrochent aux sédiments, s’infiltrent dans les organismes marins, se dégradent lentement.

Certains pesticides sont encore détectables des années après leur interdiction.
Et la mer, immense réservoir chimique, accumule sans relâche.

Les scientifiques parlent d’effet cocktail : chaque molécule isolée semble inoffensive, mais l’ensemble crée une synergie toxique difficile à mesurer.
Les signaux d’alerte s’accumulent : perturbations endocriniennes chez les poissons, anomalies de croissance, résistance bactérienne accrue.

Un vide réglementaire béant

Le rapport Ifremer le souligne à mots couverts : les substances d’intérêt émergent (SIE) échappent au cadre légal européen.
La directive-cadre sur l’eau (DCE) de 2000 ne prend en compte qu’une quarantaine de substances dites “prioritaires”.
Or, Emergent’Sea en a suivi 102 : la plupart sans seuils de référence, sans norme, sans suivi obligatoire. Les agences (ANSES, OFB, ARS) tâtonnent encore.
Autrement dit : on découvre la pollution avant de savoir la mesurer.


Solutions locales : des territoires qui s’activent

Face à la montée des pollutions diffuses, plusieurs programmes montrent qu’on peut agir ici et maintenant.

🔹 CEREMA / ANEL – Recyclage des eaux usées littorales (REUT) Vingt-et-une collectivités littorales ont rejoint en 2025 le programme national piloté par le Cerema et l’Association Nationale des Élus du Littoral. Objectif : réutiliser les eaux usées traitées pour l’arrosage ou le nettoyage urbain, plutôt que les rejeter en mer. Moins de flux, moins de rejets, plus de bon sens. 👉 cerema.fr – Réutilisation des eaux usées traitées sur le littoral

🔹 Programme régional Re-Sources (Nouvelle-Aquitaine) Piloté par la Région, ce programme vise à reconquérir la qualité de l’eau potable à la source, en agissant sur les pesticides et nitrates des bassins d’alimentation. 69 captages sont engagés, dont plusieurs à proximité du littoral. Prévenir plutôt que dépolluer. 👉 territoires.nouvelle-aquitaine.fr – Re-Sources

🔹 PestiRiv – Mesurer pour comprendre Mené par ATMO Nouvelle-Aquitaine, l’Anses et Santé publique France, PestiRiv cartographie les pesticides présents dans l’air. En 2024, 37 molécules ont été détectées dans la région. L’étude révèle la dispersion atmosphérique des produits agricoles jusque sur les zones côtières. 👉 atmo-nouvelleaquitaine.org – PestiRiv 2024


Les conséquences pour nos usages littoraux

Baignade, pêche, conchyliculture, tourisme — toutes les activités littorales dépendent d’une ressource propre. Mais que vaut un classement “excellent” quand il ne mesure qu’une infime partie du problème ? 

La pollution invisible s’invite désormais dans les conversations des scientifiques, des ostréiculteurs, mais aussi des assureurs et des collectivités. Une contamination révélée demain pourrait déstabiliser toute une économie touristique ou alimentaire.Derrière les chiffres, c’est l’image même du littoral français qui est en jeu.

Un devoir de transparence

L’Ifremer a ouvert la voie : publier les données, même partielles, c’est déjà lever le voile. Mais l’effort ne peut pas rester uniquement dans la mesure scientifique. Il doit devenir politique et citoyen.

Les collectivités pourraient, par exemple, étendre la surveillance chimique à leurs contrôles d’eaux de baignade. Les agences de l’eau, financer des réseaux de suivi permanents. Sur le Bassin d’Arcachon, le SIBA est régulièrement critiqué pour son manque de transparence sur les rejets du Wharf de la Salie (La Teste de Buch) par exemple. Et ce, au grand dam des associations écologistes locales. 

La politique d’Agriculture intensive, on le sait, est la grande fautive. Il devient urgent d’accélérer la transition vers des produits moins persistants.Les stations d’épuration, toutes de conception ancienne, ne sont pas conçues pour intégrer des traitements tertiaires ciblant les résidus pharmaceutiques.

Et les citoyens ? Ils doivent exiger d’être informés, parce qu’on ne protège pas ce qu’on ne connaît pas.

La mer n’est plus bleue, elle est chimique

Le rapport Emergent’Sea ne crie pas au scandale ; il dresse un constat. Mais ses chiffres, mis en regard de la complaisance réglementaire, dessinent un paradoxe français : nous parlons d’écologie, mais nous nageons dans le déni.La mer n’est plus ce sanctuaire que nous aimons contempler depuis la dune du Pyla. Elle est devenue le miroir de nos habitudes : pharmaceutiques, agricoles, cosmétiques, chimiques.

Le littoral français est sous perfusion. Il n’est malheureusement pas le seul, c’est le cas partout dans le monde à quelques exceptions près. Et tant qu’on n’aura pas le courage de retirer l’aiguille, la mer restera sous perfusion chimique, mais surtout politique


Les faits, rien que les faits

  • 15 substances chimiques en moyenne par site littoral (rapport Emergent’Sea 2025).
  • 66 substances recherchées, dont 75 % détectées au moins une fois.
  • 25 % des échantillons d’eau de mer contiennent des molécules toxiques (Surfrider Europe).
  • Les labels “Pavillon Bleu” et classements ARS ne mesurent que la qualité bactériologique, pas chimique.
  • Aucun cadre réglementaire européen n’encadre aujourd’hui la majorité de ces contaminants.

Sources principales

  • Ifremer – Rapport Emergent’Sea 2025, Archimer
  • AQUI.Media – “Eaux de baignade : la grande tricherie ! (31 juillet 2025)
  • Le Monde – “Des pesticides et des substances pharmaceutiques relevés sur l’ensemble du littoral français” (15 octobre 2025)
  • Surfrider Foundation Europe – Qualité des eaux de baignade 2024
  • CNRS / Université de Bordeaux – Laboratoire EPOC

💬 FAQ — Comprendre la pollution chimique du littoral

1. C’est quoi le projet Emergent’Sea ?

Emergent’Sea est une étude menée par l’Ifremer, le CNRS et l’Université de Bordeaux, entre 2021 et 2024, pour l’OFB.
Elle dresse pour la première fois une carte nationale des polluants chimiques émergents sur plus de 30 sites côtiers français.

2. Qu’appelle-t-on “substances d’intérêt émergent” ?

Des molécules récemment identifiées comme préoccupantes, encore non réglementées : médicaments, cosmétiques, produits ménagers, peintures de bateaux, pesticides, filtres UV…

3. D’où vient la pollution de la mer ?

De nous.
Des pesticides lessivés, des résidus pharmaceutiques, des cosmétiques et détergents, des antifoulings de coques de bateaux.
Tout ce que nous utilisons à terre finit dans l’océan.

4. Les huîtres et moules du Bassin d’Arcachon sont-elles dangereuses à consommer ?

Non. Les concentrations mesurées sont mille fois inférieures aux seuils de risque sanitaire.
Mais elles s’accumulent dans la chaîne alimentaire marine et perturbent les larves et micro-organismes.

5. Quelles zones de Nouvelle-Aquitaine sont les plus touchées ?

Marennes-Oléron, Seudre, Gironde, Bassin d’Arcachon, Adour, Ciboure et Hendaye.
Elles traduisent trois pressions : agricoles, urbaines et portuaires.

6. Pourquoi l’État ne mesure-t-il pas ces polluants ?

Parce que la directive européenne sur l’eau (DCE) ne couvre que 45 substances “prioritaires.”
Les polluants émergents sont hors champ légal.

7. Quelles initiatives existent déjà en Nouvelle-Aquitaine ?

Trois programmes :

  • CEREMA / ANEL – REUT littoral : réutilisation des eaux usées.
  • Programme Re-Sources (Région NA) : réduction des pesticides.
  • PestiRiv (ATMO / ANSES) : surveillance des pesticides dans l’air.

8. Que peuvent faire les collectivités locales ?

Moderniser les stations d’épuration, ajouter des traitements tertiaires, financer des réseaux de surveillance chimique.

9. Que peuvent faire les citoyens, concrètement ?

Limiter l’usage de produits chimiques, choisir des cosmétiques sans filtres UV, soutenir les associations locales et exiger la transparence.
Parce qu’on ne protège pas ce qu’on ne connaît pas.

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