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Lafleur quitte Pomerol et interroge l’avenir des appellations

Coup de tonnerre à Pomerol : le Château Lafleur abandonne son appellation dès 2025. Le cru mythique sera désormais étiqueté « Vin de France »

Par Julien NICOLAS
Publié il y a 7h
4 min de lecture
Lafleur quitte Pomerol et interroge l’avenir des appellations
Photo by Ricke / Unsplash

Un geste rare, presque sacrilège, pour ce petit vignoble de 4,5 hectares qui incarne depuis des décennies la quintessence du terroir pomerolais. Mais pour les propriétaires, la famille Guinaudeau, il s’agit d’un choix réfléchi, lié aux limites du système AOC face au changement climatique.

« Vin de France » : la liberté retrouvée

« Les épisodes récents, de 2015 à 2022 et désormais 2025, nous ont appris qu’il fallait réagir vite pour préserver nos vignes et nos vins », explique la famille. Or, les cahiers des charges des appellations interdisent encore certaines pratiques devenues essentielles : irrigation raisonnée, paillage, gestion de l’ombre, densité adaptée à la réserve hydrique des sols.

Pour Lafleur, impossible d’attendre que l’administration évolue. La solution a donc été radicale : abandonner l’appellation, au risque de choquer, pour regagner une liberté technique.

Le choc des puristes
À Bordeaux, rares sont les domaines de cette envergure qui osent se passer du sceau de leur AOC. Beaucoup y voient un blasphème : comment un joyau de Pomerol peut-il tourner le dos à son appellation ? Mais pour Lafleur, le prestige ne repose pas sur trois lettres, mais sur la réputation bâtie depuis un siècle et demi, comme un écho au travail d'une vie d'Eric Agostini...

Château Le Puy : pionnier de la contestation

Si Lafleur a frappé fort, un autre domaine bordelais avait ouvert la voie bien avant : le Château Le Puy, sur les hauteurs des Francs-Côtes de Bordeaux.

Dès 2020, la famille Amoreau a commercialisé certaines cuvées, dont la célèbre Barthélemy, sous la bannière Vin de France. Motif : leur pratique de la biodynamie, sans soufre ajouté, entrait en conflit avec les règles strictes de l’appellation.

Ici, la démarche est moins climatique que philosophique. « Nous voulons rester fidèles à notre vision du vin, même si cela signifie sortir du cadre », expliquent les propriétaires. Résultat : loin de nuire à leur réputation, cette audace leur a valu une reconnaissance internationale accrue.

Quand l’AOC devient un carcan
Créées dans les années 1930, les appellations d’origine contrôlée avaient pour but de protéger les terroirs et de garantir une qualité. Mais certains vignerons dénoncent aujourd’hui un système devenu trop rigide, parfois déconnecté des réalités du terrain.

Des initiatives plus discrètes en Bordelais

Au-delà de ces cas emblématiques, d’autres châteaux bordelais expérimentent discrètement hors appellation.

  • Les vignobles Thunevin (Saint-Émilion), connus pour leur audace, ont déjà vinifié certaines cuvées non revendiquées, pour tester des assemblages innovants.
  • Dans l’Entre-deux-Mers, des producteurs choisissent parfois la mention « Vin de France », jugée plus lisible à l’export que des appellations moins connues et peu valorisées.

Ici, les raisons sont autant économiques que techniques : pourquoi se battre pour une appellation mal comprise, quand une étiquette simple et claire séduit davantage le consommateur international ?

L’argument marketing
Sur certains marchés étrangers, notamment en Asie ou aux États-Unis, le terme « Bordeaux » reste synonyme de prestige. Mais des appellations secondaires comme l’Entre-deux-Mers ou les Côtes de Francs ne parlent guère aux consommateurs. Pour se distinguer, « Vin de France » peut parfois être un atout de lisibilité.

Des motifs variés, une même tendance

Qu’il s’agisse de Lafleur, du Puy ou des vignerons de l’Entre-deux-Mers, les raisons de quitter l’appellation varient :

  • Climat et techniques interdites : irrigation, ombrage, paillage – cas Lafleur.
  • Philosophie de vinification : biodynamie, vins sans soufre – cas Le Puy.
  • Économie et marketing : simplification du message à l’export – cas de certains châteaux plus modestes.

Mais derrière cette diversité, une même tendance se dessine : la liberté séduit de plus en plus de producteurs, même au prix de l’abandon d’un label centenaire.

Vers une réforme des appellations ?

Ces départs, encore rares, posent une question brûlante : le système AOC peut-il rester inchangé ? Deux scénarios émergent :

  1. Une réforme en profondeur, qui ouvrirait la porte à de nouvelles pratiques et à l’intégration progressive de cépages plus résistants.
  2. Une fuite en avant, où de plus en plus de domaines prestigieux se passeraient des appellations, fragilisant leur crédibilité.

Le cas Lafleur est un avertissement : si un domaine aussi mythique peut tourner le dos à Pomerol, rien n’empêche d’autres grands châteaux d’en faire autant.

Le poids du nom
Pour un cru mythique comme Lafleur, l’appellation est presque superflue : la réputation bâtie suffit. Mais qu’en est-il des domaines plus modestes, qui dépendent du label pour exister ? L’AOC reste pour eux un outil de protection indispensable.

L’avenir entre tradition et liberté

La sortie de Château Lafleur de Pomerol marque une étape symbolique : le système des appellations, longtemps intangible, est désormais ouvertement contesté au sommet même de la hiérarchie bordelaise.

Qu’il s’agisse d’adaptation climatique, de convictions philosophiques ou de choix économiques, le message est clair : l’avenir du vin français ne se jouera plus seulement dans les bureaux de l’INAO, mais aussi dans la liberté que les vignerons s’accordent pour répondre aux défis du siècle.

L’histoire retiendra peut-être que 2025 fut l’année où l’AOC a commencé à vaciller sous le poids de la liberté.