Partager cet article

Économie

Quand le capital-investissement adopte les travers de la French Tech

Le capital-investissement reprend les codes qu’on reproche aujourd’hui à la French Tech : effets d’annonce, storytelling, lancements sans preuve. Un glissement risqué pour un univers fondé sur le temps long et la crédibilité. Exemple avec InvESS't NA

Par La Rédaction
Publié il y a 22 déc.
5 min de lecture

Depuis plusieurs mois, la French Tech fait l’objet d’un bashing récurrent. Non pas tant pour ce qu’elle produit en matière d’innovation que pour les codes qu’elle a imposés : une culture de l’annonce permanente, de la promesse avant la preuve, du storytelling comme substitut à l’exécution.

Levées de fonds annoncées avant leur closing, tours « en cours » largement médiatisés, narratifs ambitieux parfois déconnectés de la réalité économique : ces pratiques ont fini par installer l’idée d’un écosystème hors sol, plus préoccupé par sa visibilité que par sa soutenabilité.

On en a frisé le ridicule avec une opération financière sur Brevo, présentée comme une « levée de 500 M€ » et claironnée par tous les politiques et les médias… alors que l’argent a été, in fine, dans la poche d’investisseurs sortants.

Pourquoi les codes de la startup nation contaminent le capital-investissement

Ce qui frappe aujourd’hui, c’est que ces mêmes codes commencent à infuser un univers qui s’était historiquement construit à leur exact opposé : celui du capital-investissement.

Venture Capital et Private Equity reposent sur des cycles longs, une extrême prudence, une culture de la preuve et une communication traditionnellement mesurée. Or, certains fonds semblent désormais céder à une forme de « FrenchTechisation » de leur discours.

Welcome Entrepreneurs, un lancement très maîtrisé… trop ?

L’annonce du « lancement » du fonds Welcome Entrepreneurs, portée par M Capital et un collectif d’entrepreneurs bordelais, s’inscrit pleinement dans cette logique.

Le projet est présenté publiquement comme un fonds d’entrepreneurs, ancré dans les territoires, destiné à accompagner des PME dans leurs phases de transmission ou de développement. Le positionnement est séduisant, mais en réalité peu différenciant.

Depuis plus de quinze ans, la majorité des fonds small et mid-cap intègrent déjà des entrepreneurs à leur gouvernance, à leur capital ou comme operating partners. Rien de révolutionnaire, donc.

L’effet d’annonce avant la preuve

Ce qui interroge n’est pas tant le fond du projet que la manière dont il est mis en scène. Le choix de communiquer sur un « lancement » avant même la sécurisation de closings significatifs relève d’une transposition directe des codes de la startup nation.

L’objectif est clair : créer de l’engouement, montrer un marché, susciter des opportunités, donner le sentiment d’une dynamique en marche. Une stratégie efficace dans l’univers des startups, mais beaucoup plus ambivalente dans celui des fonds d’investissement.

Sauf que le "fake it until you make it" ne fonctionne pas dans ce monde.

Lever un fonds d'investissement n’est pas une levée pour une startup

Les investisseurs dans les fonds, institutionnels, mutualistes, assureurs, family offices, engagent des montants significatifs de fonds propres sur des horizons de dix ans et plus.

Leur décision repose sur des critères très éloignés de la communication : un track record (performance financière des équipes d'investissement) collectif, la cohérence d’une équipe ayant investi ensemble sur la durée, des performances démontrées, une analyse approfondie des risques.

Ce processus est long, souvent entre douze et dix-huit mois, et supporte mal les effets d’annonce prématurés. Il suffit de voir les annonces récentes de Sodero, Isai, ou encore Alba Infra pour mesurer l'écart de communication. Personne n'aurait imaginé ouvrir une bouteille de champagne avant le closing final chez Teampact Venture...

InvESS’t NA, le précédent régional qui devrait alerter

L’histoire récente de la Nouvelle-Aquitaine fournit d’ailleurs un précédent éclairant avec InvESS’t NA. Annoncé comme le futur grand fonds régional de financement de l’économie sociale et solidaire, soutenu politiquement et largement communiqué, InvESS’t NA n’a jamais réellement vu le jour. L’annonce a précédé les engagements fermes, la gouvernance s’est retrouvée trop politisée, l’écosystème n’a pas eu le temps de s’approprier le projet et les priorités publiques ont évolué.

A la veille du GSEF 2025 à Bordeaux, Alain Rousset, président du Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, annonçait encore le lancement du même fonds ESS d’environ 20 millions d’euros, baptisé InvESS’t NA, comme en 2023 et en 2024...

Le fonds ne s’est jamais remis d’un lancement sans fondations solides, et l’effet d’annonce a fini par fragiliser la crédibilité même du projet.

Le retour des fondamentaux… vraiment ?

Le parallèle avec le French Tech bashing est frappant. Ce que l’on reproche aujourd’hui à la French Tech, l’excès de communication, la confusion entre intention et réalisation, la mise en scène de dynamiques encore hypothétiques, ce sont précisément ces travers que certains fonds semblent désormais adopter.

Le paradoxe est d’autant plus grand que le contexte économique valorise à nouveau le temps long, les PME, les territoires, la transmission et la rentabilité réelle. Le "repreneuriat" (reprise d'entreprise) devient à la mode comme si l’économie redécouvrait soudain les fondamentaux qu’elle n’avait jamais réellement quittés.

Un risque de crédibilité pour le capital-investissement

En se « FrenchTechisant », le capital-investissement prend un risque. Celui d’affaiblir ce qui fait sa spécificité et sa crédibilité : la discrétion, la patience, la primauté de l’exécution sur le discours. Un fonds ne se lance pas comme un produit ou une startup. Il se construit lentement, dans une relation de confiance avec des investisseurs qui n’achètent ni une vision ni un narratif, mais une capacité éprouvée à investir et à délivrer.

À trop vouloir emprunter les codes d’un écosystème aujourd’hui critiqué pour ses excès, le capital-investissement pourrait bien en importer aussi les failles. Et, ce faisant, donner raison à ceux qui dénoncent une économie de l’annonce, au moment même où le réel revient au centre du jeu.

LA

Par La Rédaction

Auteur

La rédaction d’AQUI.Media prolonge l’esprit libre et régional d’Aqui.fr, média fondé en 2006. Indépendante et ancrée en Nouvelle-Aquitaine, elle explore l’économie, la société et l’innovation, avec un ton engagé, impertinent et sans filtre.

BordeauxSite web