IA : votre futur manager ? Épisode 5 – La guerre des compétences : apprendre à “parler IA”
L’IA redéfinit la valeur du savoir. Prompts, API, automatisations… apprendre à “parler IA” devient vital. Enquête AQUI sur la guerre des compétences, la fracture cognitive et le futur du travail augmenté.

Dix enquêtes pour comprendre la transformation souterraine par l'IA du monde du travail. Derrière les open spaces, les emplois fragiles, les syndicats perdus et le contrat social en recomposition, Aqui.Media met en lumière l’impact réel de l’IA générative.
IA : votre futur manager ? Épisode 5 – La guerre des compétences : apprendre à “parler IA”
Après s’être infiltrée dans les open spaces, après avoir effacé les jobs “moyens” et dopé la productivité des cadres, l’IA s’attaque désormais au nerf de la guerre : les compétences.
Prompts, API, automatisations… ce n’est plus du code, mais une nouvelle grammaire du travail. Ceux qui apprennent à “parler IA” prennent une longueur d’avance ; les autres se retrouvent rapidement hors-jeu. Entre ruée vers la formation et fracture cognitive, enquête sur une bataille silencieuse qui redéfinit la valeur du savoir.
“Tu ne codes pas, mais tu promptes” Savoir “parler IA” : la nouvelle compétence clé du monde du travail
“Avant, on me demandait si je connaissais Excel. Maintenant, on me demande si je sais utiliser ChatGPT.”
Laura, 34 ans, Responsable Communication à Mérignac, a suivi cet été une formation de trois jours à l’IA générative financée par son entreprise. Depuis, elle utilise ChatGPT et Perplexity pour rédiger des briefs ou synthétiser des rapports clients.
“Ce n’est pas de la magie, dit-elle, c’est une question de vocabulaire. Si tu ne sais pas prompter (formuler), tu restes au niveau zéro.”
Cette “grammaire de l’IA”, mi-technique mi-cognitive, s’impose aujourd’hui comme la compétence la plus recherchée du marché. Selon PwC (AI Jobs Barometer 2025), les offres d’emploi requérant une compétence IA ont explosé de +700 % depuis 2018 en France, passant de 21 000 à 166 000. Les métiers exposés à l’IA (analyse de données, communication, RH, juridique, finance) enregistrent une croissance d’offres supérieure de 22 % aux métiers non exposés. Autrement dit : savoir “parler IA” devient une prime à l’employabilité.
Le chiffre
35 % des cadres utilisent déjà une IA générative dans leur travail, mais seuls 24 % ont été formés (APEC, Le Monde, septembre 2025). ➡️ 72 % réclament une formation.
Fracture cognitive : quand l’IA creuse les écarts de compétences
Cette montée en compétence s’opère à deux vitesses. D’un côté, des salariés curieux et autodidactes, souvent diplômés, explorent seuls ChatGPT ou Perplexity. De l’autre, des collaborateurs déroutés par des outils qu’ils jugent “trop abstraits”.
“On assiste à une nouvelle fracture, non plus numérique mais cognitive”, résume Benoît Raphaël, co-auteur de Génération IA. “L’IA générative ne demande pas de coder, mais de penser différemment : structurer ses idées, savoir questionner, savoir reformuler. Ceux qui y arrivent doublent les autres.”
C’est aussi ce que confirment les analyses d’Indeed Hiring Lab (2025) : 54 % des métiers sont “modérément transformables” par l’IA. Ce ne sont pas les postes qui disparaissent, mais les compétences qu’ils mobilisent. La moitié des tâches typiques d’un emploi deviennent “hybrides” — partagées entre humain et machine.
Un comptable voit ses saisies automatisées mais garde la vérification et l’analyse ; un chargé de communication délègue les textes de base à l’IA mais ajuste le ton et la stratégie ; un technicien de maintenance reçoit des diagnostics prédictifs qu’il valide sur le terrain.Là où l’ouvrier du XXe siècle a appris à piloter la machine, le salarié du XXIe apprend à dialoguer avec elle.
L’art du prompt : mythe ou vraie compétence IA ?
Les formations se multiplient : Google (AI Essentials), OpenClassrooms, ou encore les modules “IA Ready” d’Amazon, qui promet de former 2 millions de personnes d’ici 2025. En France, des écoles comme HEC, Polytechnique ou Sciences Po ont déjà intégré des cours de “générative AI for business” dans leurs programmes.
« En Nouvelle-Aquitaine, des structures comme le CNAM (Ingénieur IA & Data), ESP-ESD Bordeaux (Digital & IA), l’IUT de Bordeaux qui propose un DU “Intelligence artificielle : machine learning”, ou encore l’Université de Bordeaux (projet CAP_IA) introduisent déjà des modules ou parcours dédiés à l’IA — une preuve que “parler IA” dépasse désormais le cercle des grandes écoles parisiennes. »
Mais attention au mirage du “prompt engineer”, alerte François-Xavier Bodin, expert innovation et formateur en IA à Bordeaux : “Croire qu’il suffit d’apprendre trois techniques de prompt pour être compétent, c’est comme penser qu’apprendre l’orthographe fait de vous un écrivain.”
Les études le confirment : la maîtrise de l’IA ne se limite pas au prompt.Dans “Notre guide complet pour faire de l’IA un bon partenaire de réflexion”, Benoît Raphaël et Thomas Mahier rappellent que l’efficacité passe surtout par le “context engineering” — c’est-à-dire la préparation des données, la précision des consignes, et la capacité à itérer avec l’outil. L’enjeu n’est plus de rédiger des ordres, mais de coordonner des intelligences.
IA en entreprise : se former ou décrocher
Le Baromètre Parlons RH 2025 le montre clairement : 83 % des professionnels RH utilisent désormais une IA à titre individuel, et une entreprise RH sur deux a déployé au moins une formation IA dans les trois dernières années.
“L’IA change la nature même du recrutement, du sourcing et de la communication RH. On ne pouvait pas rester spectateurs”, expliquent Sonia Dujardin et Laure Dalbarade, co-dirigeante du cabinet de recrutement Altaïde, pionnier du recrutement digital. “Nos équipes ont suivi une montée en compétences accélérée pour comprendre comment utiliser ces outils sans perdre la dimension humaine.”
Chez Thalès, Airbus ou Safran, la formation IA s’intègre désormais dans les plans de compétences. Les grands groupes misent sur des “learning factories” internes, souvent avec Microsoft ou Google comme partenaires technologiques.À l’autre extrémité du spectre, les TPE/PME accusent du retard : selon le Baromètre France Num 2025, seules 37 % d’entre elles ont engagé une démarche de formation IA, souvent limitée à des usages bureautiques.
“Les dirigeants de PME ne demandent pas des data scientists, mais des collaborateurs capables d’utiliser ChatGPT efficacement. C’est le nouveau savoir-faire transversal, comme la bureautique dans les années 1990.”
Le repère
🧠 L’AI Literacy Framework (OCDE / Commission européenne, 2025) définit la “littératie en IA” comme la capacité à comprendre, utiliser, évaluer et créer avec l’IA, de manière responsable. Objectif : faire de la maîtrise de l’IA une compétence de base, au même titre que la lecture ou le calcul.
IA et syndicats : la bataille du pouvoir d’agir au travail
Fait inédit, plusieurs syndicats français se sont saisis du sujet.Sous l’impulsion de l’IRES, le projet Dial-IA (avec la CFE-CGC, la CFDT, la CGT et FO) a publié début 2025 un manifeste pour un usage démocratique de l’IA au travail. Objectif : éviter que la technologie ne devienne un outil d’exclusion.
“L’IA peut renforcer le pouvoir d’agir du salarié, à condition qu’il comprenne comment elle fonctionne. Sinon, elle devient un instrument de contrôle et de perte d’autonomie.”
Certaines branches professionnelles commencent à réagir. Dans la banque et l’assurance, les organismes paritaires ont intégré la “culture IA” aux référentiels de compétences. Dans la fonction publique territoriale, plusieurs régions – dont la Nouvelle-Aquitaine – testent des modules d’acculturation pour les agents : scénarios d’usages, limites éthiques, évaluation des risques.
Un nouvel échelon de valeur
Le paradoxe, c’est que l’IA ne détruit pas tant les emplois qu’elle recompose les hiérarchies. Les collaborateurs capables d’automatiser, de superviser ou d’optimiser les workflows à l’aide de l’IA deviennent des ressources clés, parfois plus valorisées que leurs managers. L’expertise technique s’efface derrière la capacité à coordonner des intelligences hybrides.
Les études PwC et Indeed convergent : les métiers les plus exposés à l’IA sont aussi ceux dont les salaires progressent le plus vite. C’est le “wage premium” de l’exposition IA : +11 % en moyenne sur trois ans pour les postes demandant une compétence en IA, contre +5 % pour les autres. Autrement dit, la valeur se déplace vers ceux qui savent dialoguer avec la machine.
Témoignage
“J’ai arrêté de perdre du temps à chercher les bons documents. Je demande à Mistral ou Claude de me faire la synthèse et de générer le plan d’action. Ce que je gagne en temps, je le réinvestis dans le relationnel et la stratégie.” Hadia, manager dans une PME de Blanquefort, formée au module “IA et productivité” de Google.
“L’IA ne rend pas le travail moins humain, elle nous oblige au contraire à réapprendre à penser comme des humains — à donner du sens, à transmettre, à décider”, estime Paul Lê, fondateur de La Belle Vie, dans le podcast d'Alegria.
Une conviction lucide et inspirante : à mesure que les machines gagnent en puissance, le vrai avantage compétitif redevient profondément humain.
Formation IA : La pédagogie en mutation
Les écoles supérieures ont compris que “parler IA” est désormais un langage professionnel. À HEC, le cours Generative AI for Business fait partie du tronc commun. À Polytechnique, le programme IA générative et nouveaux business models forme les dirigeants à la prise de décision assistée. Sciences Po et l’Université de Toulouse III ont adopté des chartes d’usage qui encadrent et encouragent l’expérimentation pédagogique.
“Interdire ChatGPT à nos étudiants, c’est comme interdire la calculatrice dans les années 80”, confie une responsable pédagogique de l’École ESP-ESD. “Notre enjeu est de former à la vérification, à l’analyse critique et à l’éthique des données.”
Même logique dans l’enseignement technique. Certains lycées techniques dotés d’ateliers industriels explorent déjà des usages IA appliqués à la maintenance industrielle. Leur objectif est clair : former à l’orchestration, pas à la délégation. Les jeunes y apprennent à utiliser ChatGPT pour écrire une procédure, mais aussi à vérifier et corriger ses erreurs.
Le monde de l’éducation a un rôle essentiel à jouer. Apprendre à apprendre devient un savoir-faire tout aussi essentiel que des compétences techniques.
Quand l’IA devient invisible
Paradoxalement, alors que la formation s’intensifie, les interfaces IA deviennent de plus en plus… invisibles. Selon plusieurs études convergentes (Microsoft Work Trend Index, McKinsey 2025), près de 70 % des usages d’IA d’ici 2027 seront intégrés dans les outils du quotidien — messageries, ERP, suites bureautiques — sans interface de prompt visible. C’est déjà le cas dans la suite Office de Microsoft, Linkedin, Salesforce…
Le métier de demain n’est donc peut-être pas celui de “prompt engineer”, mais celui d’orchestrateur d’agents : savoir paramétrer, superviser, vérifier et articuler plusieurs IA dans un même flux de travail. L’aptitude centrale ne sera plus la rédaction de prompts, mais la capacité à comprendre les contextes, les API, et la logique des modèles.
“On passera du clavier au micro, du prompt à la conversation continue”, prédit Benoît Raphaël. “Et ceux qui ne comprendront pas comment fonctionne cette orchestration perdront la main.”
Guerre des compétences : l’IA redéfinit la valeur du travail
À mesure que l’IA s’infiltre dans les open spaces, les écarts de productivité se creusent entre ceux qui s’en servent et ceux qui s’en méfient. Cette guerre des compétences ne se joue pas dans les laboratoires, mais dans les salles de réunion, les mails et les plannings. Et elle ne se joue plus entre humains et machines, mais entre humains formés et humains dépassés. Les entreprises l’ont compris : demain, la véritable inégalité ne sera pas salariale, mais cognitive.
Savoir apprendre, désapprendre, réapprendre — voilà la nouvelle règle du jeu. Mais que devient le contrat social dans un monde où l’obsolescence n’est plus technologique, mais humaine ?
Ce sera le cœur du prochain épisode : “Qui protège encore le travailleur augmenté ?”
À lire aussi – IA : votre futur manager ?
Cette enquête fait partie de notre série “IA : votre futur manager ? – Dix enquêtes sur la révolution silencieuse qui redessine le travail”, publiée par Aqui.Media.
Déjà publié :
- Épisode 1 : Le choc silencieux – L’IA s’installe en douce dans vos open spaces
- Épisode 2 : La fin du job “moyen” ? – Quand l’IA efface les professions intermédiaires
- Épisode 3 : Cols blancs augmentés – Ceux qui domptent l’IA travaillent deux fois plus vite
- Épisode 4 : RH et recrutement - Quand l’IA trie les candidats
Vous lisez actuellement :
- Épisode 5 : La guerre des compétences – Ne pas “parler IA” devient un handicap mortel
À venir :
- Épisode 6 : Syndicats et DRH – Comment négocier avec une boîte noire ?
- Épisode 7 : Créativité vs intox – Génie sous stéroïdes ou fake news industrielles ?
- Épisode 8 : Burn-out de l’humain lent – Survivre au rythme imposé par la machine
- Épisode 9 : Les petites mains de l’IA – Derrière les algos, une armée d’ouvriers précaires
- Épisode 10 : Contrat social 2.0 ? – Taxer, réguler ou partager la valeur de l’IA