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Gueule de bois sauce bordelaise : la vigne s’arrache et veut se réinventer

Arrachage des vignes et mutation du marché : avec moins de volume et des habitudes de consommation changées, il faut aller chercher la valeur !

Par Julien NICOLAS
Publié il y a 10j
5 min de lecture
Gueule de bois sauce bordelaise : la vigne s’arrache et veut se réinventer
Photo by Ales Maze / Unsplash

20 ans après, un vignoble géant à nouveau en plein doute

Dans le Bordelais, les ceps sortent de terre depuis 2023 sous l’action des tracteurs. Près de 10 000 hectares de vignes ont déjà été arrachés, soit près de 10 % de la surface totale. Financé par l’État, l’Union européenne et la filière viti-vinicole, ce plan illustre la crise profonde qui touche aujourd’hui le premier vignoble d’appellation au monde.

L’histoire se répète. En 2004, la viticulture française manifestait déjà contre la chute des ventes et des prix. À Bordeaux, 8 000 viticulteurs défilaient jusqu’au CIVB1 pour réclamer un plan d’arrachage. Seuls 5 000 hectares sur les 10 000 prévus furent finalement sortis de la production en raison de critères d’indemnisation jugés trop restrictifs : trop peu pour rééquilibrer un marché déjà saturé ! Vingt ans plus tard, la stratégie apparaît comme insuffisante et mal adaptée aux changements de consommation.

L’arrachage, un plan de survie

Le plan lancé en 2023 prévoit une indemnisation allant jusqu’à 6 000 € par hectare arraché, mais avec interdiction de replanter de la vigne pendant vingt ans. Une décision douloureuse pour des familles enracinées dans leur terroir, aussi perçue comme un passage obligé pour rééquilibrer l’offre et la demande.

Arrachage coûte entre 2 000 et 3 000 € l’hectare, sans compter le manque à gagner… L’indemnité apparaît comme une maigre compensation. Les viticulteurs qui le peuvent encore préfèrent alors arracher volontairement sans recourir à l’indemnisation, en pariant sur un souffle retrouvé qui leur permettra de replanter dans les 5 à 10 ans.

Pour mémoire, en 2005, les indemnités d’arrachage montaient jusque 15 000 € l’hectare, et décroissaient les années suivantes. Cette indemnisation avait alors permis à des viticulteurs qui produisaient beaucoup pour le négoce de vrac, d’investir pour faire croître la qualité, miser sur la mise en bouteille au domaine, le stockage et l’élevage des vins.

L’objectif reste clair : moins de volumes, mais des volumes mieux valorisés. Cette logique n’offre qu’une réponse partielle sans répondre véritablement à l’évolution des goûts. Or, les consommateurs achètent moins et différemment, tandis que l’Espagne, l’Italie, le Chili ou l’Australie conquièrent des marchés autrefois acquis à Bordeaux. La situation est d’autant plus paradoxale que Bordeaux a longtemps été le symbole du vin français à l’international.

Les viticulteurs en première ligne... dans le Libournais par exemple, certains viticulteurs racontent leurs caves pleines, leurs cuves bloquées et l’angoisse des fins de mois. « On ne peut pas vendre à perte », explique l’un d’eux, contraint d’envisager l’arrachage. Dans l’Entre-deux-Mers, d’autres misent sur la diversification : conversion en bio, production de vins blancs secs ou effervescents, ou encore plantation d’arbres pour se lancer dans l’agroforesterie. Mais ces transitions nécessitent des investissements lourds et une capacité de trésorerie que beaucoup n’ont plus. Le plan d’arrachage est donc perçu par certains comme un filet de sécurité, par d’autres comme un coup de grâce.

Aujourd’hui, même sous la barre des 100 000 hectares en production, Bordeaux reste un géant qui représente environ la moitié du vignoble néo-aquitain et 12 % du vignoble français. Derrière le prestige des crus classés, la réalité est fragile : la demande pour les vins rouges d’entrée de gamme – Bordeaux et Bordeaux Supérieur – s’est effondrée. La chute a aussi été très marquée et soudaine pour les vins d'appellations. Les stocks gonflent, les prix reculent, et nombre de viticulteurs n’arrivent plus à écouler leur production.

Le précédent du Languedoc : un miroir pour Bordeaux

Ce que vit Bordeaux aujourd’hui, le Languedoc l’a traversé il y a quarante ans. Dans les années 1980, la région comptait près de 400 000 hectares, majoritairement dédiés au « vin de masse » destiné aux cafés et aux tables familiales. Confrontée à la chute des ventes, le Languedoc a arraché la moitié de son vignoble.

Cette « saignée » a ouvert la voie à une montée en gamme spectaculaire. Des coopératives ont fusionné, de nouveaux cépages ont été introduits, et l’image du Languedoc est passée de région productrice de « gros rouge qui tache » à terre d’expérimentation, où fleurissent désormais des appellations reconnues.

Pour Bordeaux, l’histoire languedocienne peut avoir valeur de leçon : la douleur de l’arrachage peut être suivie d’un renouveau, si elle s’accompagne d’innovation et de repositionnement. Il s’agit de prendre un vrai virage. Il s’agit certainement de rediriger, plus intensément, une partie de la production vers ce que recherche le consommateur : la demande progresse en vins blancs, rosés et effervescents, alors que le Bordelais continue de produire 80 % de vins rouges…

Dans le vignoble bordelais, la question n’est clairement pas sur sa capacité à monter en gamme. La région est déjà très reconnue pour son savoir-faire de vins de grandes qualités voire exceptionnels, même si l’image a pu être écornée par de la production de masse. Bordeaux, malgré son image de prestige, peine à suivre la dynamique des vins dits du Nouveau-Monde sur l’entrée de gamme. Les grands vins trouvent toujours preneurs, mais le « ventre mou » du vignoble – ces millions de bouteilles de Bordeaux dit « générique » ou d’appellations moins connues – reste clairement l’angle mort de la filière, qu'il faut découvrir et soutenir !

1Le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) est une interprofession représentant trois familles professionnelles de la filière des vins de Bordeaux : la viticulture, le négoce et le courtage.

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