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Économie

Crise du Cognac : pourquoi la Charente a la gueule de bois ?

L’âge d’or du cognac s’évapore. Victime de sa dépendance à l’export, la Charente encaisse les coups d’une crise mondiale : taxes chinoises, menaces américaines et surstocks. Même le luxe liquide a ses gueules de bois.

Par Jacques FROISSANT
Publié il y a 8 oct.
5 min de lecture

Exportations en chute, plans sociaux, surstocks : la filière charentaise du cognac traverse une crise inédite. Entre dépendance mondiale et retour brutal à la réalité locale, l’âge d’or s’évapore.

Les temples du luxe vacillent à Jarnac et Cognac

Hennessy, Martell, Rémy Martin, Courvoisier… Ces maisons incarnent à elles seules le prestige français, le luxe liquide exporté sur tous les continents. Pourtant, derrière les façades impeccables et les chais silencieux, la filière vit une descente brutale.

Chez Hine, maison emblématique de Jarnac, un tiers des effectifs va disparaître : douze salariés licenciés sur trente-cinq. Et personne ne croit que ce sera la dernière annonce.

« Le marché s’est figé, la visibilité est quasi nulle », confie un cadre du négoce charentais.

Le choc est rude : après des années de croissance insolente, le cognac entre dans sa plus grave crise depuis le début des années 2000.

La Chine donne un “Coup de Jarnac”

Personne ne l’avait vraiment vu venir. L’origine du séisme est claire : l’Asie, et surtout la Chine, se détourne du cognac. Selon les données publiées en février 2025, les exportations ont chuté de 24 % vers l’Extrême-Orient, provoquant un recul global de 10,6 % en valeur sur l’année.

La cause ? Pékin a dégainé des droits de douane anti-dumping de 27 à 35 %, en représailles à la politique européenne sur les véhicules électriques chinois.
Très rapidement derrière, ce sont des palettes bloquées, des contrats suspendus, et des centaines de milliers d’hectolitres en attente de débouchés.

Le marché asiatique, autrefois moteur du prestige charentais, s’est brutalement effondré. La filière découvre sa dépendance à un client devenu volage.

Les États-Unis : premier marché, mais consommation en berne

Premier marché mondial, les États-Unis absorbent près de 45 % du cognac exporté. Les droits de douane “Trump”, suspendus en 2021, sont aujourd’hui de nouveau une menace. L’administration américaine a relancé une politique tarifaire plus agressive, mais aucune taxe directe sur le cognac n’est encore appliquée.

Pour l’instant, la tempête vient d’ailleurs : les Américains boivent moins, et différemment.

Selon le BNIC, les ventes de cognac outre-Atlantique ont chuté de 11 % en volume et 14 % en valeur sur un an. Aux États-Unis aussi, inflation, taux d’intérêt et baisse du pouvoir d’achat pèsent sur les ventes. Mais surtout, un changement profond des habitudes de consommation est en marche : la génération Z américaine préfère le tequila premium, les cocktails légers et même les boissons sans alcool.

“Ce n’est plus une question de taxe, c’est une question de goût et de pouvoir d’achat”, résume un négociant de Cognac.

Autrement dit : la Chine asphyxie la filière par la politique, l’Amérique par la tendance.

Des plans sociaux en cascade dans les maisons de Cognac

La crise n’est plus théorique : elle détruit de l’emploi.
Après Courvoisier (groupe Campari) et ses 27 licenciements, puis Martell (Pernod Ricard) avec une trentaine de postes menacés, c’est au tour de Hine de tailler dans les effectifs.
Même Moët Hennessy, mastodonte du groupe LVMH, prévoit un plan global de 1 200 suppressions de postes dans ses divisions vins et spiritueux.

« Ce ne sont pas seulement des marques, ce sont des bassins entiers d’emploi qui vacillent », alerte Philippe Brégier, délégué FO Charente.

Derrière les maisons, c’est tout un écosystème — distilleries, tonnelleries, transporteurs — qui voit les commandes s’effondrer.

Une surproduction devenue bombe à retardement

En Charente comme en Charente-Maritime, les producteurs n’avaient pas anticipé une telle chute de la demande.
Le négoce estime à 100 000 hectolitres la quantité de vin excédentaire sans débouchés immédiats.
Certains plaident déjà pour une prime d’arrachage bonifiée auprès de Bruxelles, craignant de devoir distiller à perte.

« On a planté de la vigne pour suivre la demande mondiale, et maintenant on se retrouve avec des stocks qu’on ne peut plus écouler », souffle un viticulteur.
« Les stocks, c’est du capital qui dort — et qui coûte cher. »

La filière en crise cherche sa sortie de route

Face à l’urgence, les préfectures de Charente et Charente-Maritime ont réactivé une cellule de veille viticole. L’État promet une écoute “attentive”, mais peu de mesures concrètes à en attendre, surtout dans le contexte d’instabilité actuelle. Les maisons, elles, gèlent leurs investissements, repoussent leurs projets touristiques ou de modernisation des sites.

Plusieurs pistes émergent :

  • Diversifier les marchés (Afrique, Amérique latine, Europe de l’Est) ;
  • Monter en gamme pour faire du cognac un produit d’exception ;
  • Limiter la production via un arrachage partiel.

Mais ces stratégies prendront du temps — et ne sauveront pas les emplois supprimés à Jarnac, Cognac ou Segonzac.
Et surtout, on peut légitimement se demander si ce ne sont pas des vœux pieux ?

Cognac : la dépendance à l’export devient un risque vital

Cette crise rappelle à quel point le destin d’une filière ultra-localisée dépend d’équilibres mondiaux.
Près de 97 % du cognac produit en Charente est exporté : au moindre soubresaut diplomatique ou changement de mode, tout vacille.

Et pour ne rien arranger, la récente polémique autour de LeBron James — star planétaire épinglée pour une publicité Hennessy jugée trompeuse — a ajouté un parfum d’ironie à une filière déjà sous pression.
Même les icônes du luxe ne sont plus à l’abri du retour de flamme.

“Le cognac doit redevenir une culture, pas seulement un produit”

Certains acteurs locaux, comme la Fédération des viticulteurs de Cognac, appellent à une refondation :

« Nous devons retrouver un ancrage culturel, régional, artisanal. Le cognac ne peut pas être seulement un produit de spéculation mondialisé », explique son président, Christophe Vinet.

Le mot d’ordre : reconnecter avec le territoire, relancer le tourisme viticole et diversifier les débouchés (vins tranquilles, pineau, distillation artisanale).

La Charente, terre de savoir-faire et d’export, découvre brutalement les limites de la mondialisation heureuse.
Et dans les ruelles calmes de Cognac, les chais sentent encore l’alcool… et l’inquiétude.


Distillerie Hennessy

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