Comment le Festival de BD d’Angoulême a failli disparaître ?
Le festival de la BD d'Angoulême a frôlé l’implosion. Crise de gouvernance, boycott des éditeurs, retrait de Bondoux : récit d’un festival à reconstruire.

Pourquoi le Festival de BD d’Angoulême a failli s’effondrer en 2025 ? À cause d’une gestion contestée de l’opérateur 9eArt+, de révélations internes, de tensions sur l’indépendance éditoriale, de la mobilisation des auteurs et du départ coordonné des éditeurs majeurs.
Le Festival International de la BD : un géant mondial avec des pieds d’argile
A Angoulême et en Charente, on aime dire qu’elle est « la capitale de la BD ». Ce n’est pas de la fanfaronnade. Depuis 1974, le Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême est devenu l’un des trois plus grands festivals de BD au monde, avec Lucca Comics (Italie) et Comiket (Tokyo). Chaque hiver, 200 000 visiteurs déferlent. Les hôtels affichent complet. Les libraires tournent à plein régime. Les retombées économiques sont colossales (plus de 5 M€ de retombées directes).
Sur le papier, tout va bien. Dans les coulisses, tout brûlait. Ce qui n'était que des bruits de rue lors du Festival 2025 est apparu depuis au grand jour.
En 2025, le festival a frôlé l’implosion.
Pas un simple couac : une chute libre, déclenchée par un mélange de gouvernance opaque, de scandales internes, de pressions publiques et d’un ras-le-bol historique chez les auteurs comme chez les éditeurs.
Retour sur l’année où Angoulême a vu son institution la plus connue vaciller comme jamais.
Le système Bondoux : vingt ans de pouvoir sans contre-pouvoir
Le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême (FIBD) est une association loi 1901 propriétaire de la marque et du festival. Pour son organisation le FIBD confie tout à un opérateur délégué. Le financement, 4,5 M€ au total, venant massivement des collectivités.
Pour comprendre la crise, il faut revenir à celui qui pendant près de deux décennies est cet opérateur délégué : Franck Bondoux. A travers ses deux sociétés, 9eArt+ et Partnership Consulting, Bondoux a contrôlé l’essentiel : organisation, billetterie, marketing, sponsoring, contrats et même les relations institutionnelles.
Le rapport de la Chambre régionale des comptes Nouvelle-Aquitaine (2021) sur la SARL 9ème ART+, que les pouvoirs publics ont trop longtemps laissé prendre la poussière, est accablant : montage en circuit fermé, absence de mise en concurrence, facturations croisées, commissions gonflées, flux peu transparents… Le tout financé massivement par des subventions publiques (Ville, Agglo, Département, Région, État, CNL).
Le festival, événement culturel d’intérêt général, fonctionnait en réalité comme une structure privée verrouillée, sans gouvernance partagée, sans contrôle réel et sans obligation de rendre des comptes autrement qu’à travers des bilans laconiques.
“À Angoulême, personne n’imaginait voir le festival vaciller. Il a suffi d’un enchaînement. Longtemps prévisible. Longtemps ignoré.” nous confie un éditeur.
Cette architecture fragile et cette opacité allaient exploser dès que la lumière serait faite sur ses fondations. A cela, on peut ajouter des tensions récurrentes entre Bondoux et la Mairie d’Angoulême, et l’échec des tentatives de fusion FIBD–9eArt+.
2024–2025 : les révélations qui mettent le feu aux poudres
Au printemps 2025, BubbleBD publie une enquête sur les conditions de travail au sein de 9eArt+ : accusations d’agression sexuelle présumée, management toxique, climat social dégradé. Pour la première fois, des témoignages sortent du cadre privé. Le malaise jusque-là contenu devient public.
Dans un secteur où les auteurs restent précaires et peu soutenus, l’impact est immédiat.
Les organisations professionnelles appellent à revoir en profondeur la gouvernance du festival. Les syndicats d’auteurs prennent position. Le mot « boycott » apparaît pour la première fois dans les communiqués.
Le statu quo n’est plus tenable.
Festival de la BD d’Angoulême 2025 : les tensions au grand jour
L’édition 2025 se déroule dans une atmosphère inhabituelle. Au-delà des stands, des signatures et des expositions, la contestation cherche une place dans l’espace public.
Le 1er février, un « Carnaval des luttes » réunit plusieurs centaines d’étudiants, d’auteurs, de militants culturels. Le cortège, malgré une interdiction préfectorale, défile dans la ville avec des slogans contre Bondoux et contre les concentrations éditoriales jugées menaçantes. Parmi elles, une cible récurrente : le groupe Vivendi / Bolloré, récent propriétaire d’Editis, qui comprend plusieurs acteurs majeurs de la BD française (Dupuis, Urban Comics, Robinson, Kurokawa).
Cette arrivée nourrit une inquiétude de fond : l’idée qu’un groupe déjà présent dans la télévision, la presse et l’édition générale puisse influencer un secteur jusque-là jaloux de son indépendance artistique. La ligne éditoriale très marquée de CNews et d’une partie des médias du groupe nourrit aussi les inquiétudes.
À cette tension nationale se superpose la tension locale. Le festival, symbole d’un territoire, devient malgré lui un révélateur de rapports de force.
L’hémorragie silencieuse des éditeurs de bandes dessinées
À l’automne, les grandes maisons commencent à annoncer qu’elles ne participeront pas à l’édition 2026 si rien ne change. Dargaud, Casterman, Dupuis, Le Lombard, Urban Comics, Ki-On, Sarbacane, 404 Graphic, Futuropolis, Delcourt. La liste s’allonge jour après jour.
Ce qui était un malaise devient une crise structurelle et une perte de confiance totale dans l’organisateur du FIBD. Les éditeurs ne veulent plus être associés à une organisation dont ils contestent la légitimité et le fonctionnement.
Le front s’organise officiellement
La contestation n’est pas qu’une somme d’indignation dispersée : elle se structure.
Début novembre, une tribune publiée par ActuaLitté rassemble auteurs, collectifs, syndicats et professionnels de la BD. Le message est limpide : « Tant que 9eArt+ sera là, nous refuserons de participer au festival ».
Jamais une prise de position collective d’une telle ampleur n’avait visé directement l’opérateur historique. Le front élargi se solidifie. La pression devient impossible à ignorer.
La décision d’Anouk Ricard : la rupture publique
Dans ce climat déjà explosif, un geste supplémentaire va cristalliser l’ensemble : Anouk Ricard, Grand Prix 2025, annonce publiquement qu’elle n’assistera pas à l’édition 2026 et renonce à l’exposition qui devait lui être consacrée.
Elle écrit en image sur Facebook :
« Être élue grand prix d’Angoulême 2025 par mes pair.es, les auteur.ices de bandes dessinées est un immense honneur.
C’est la plus belle des reconnaissances pour moi.
Mais dans le contexte actuel, autour de l’organisation du festival, j’ai pris la décision de ne pas participer à l’édition 2026 ni à l’exposition qui devait lui être consacrée.
C’est un choix personnel, réfléchi, en accord avec mes convictions et en soutien aux voix qui demandent un changement nécessaire et qui appellent au boycott.
Pour un festival plus respectueux et à l’écoute de toutes les voix. »
La démarche est exceptionnelle. Un Grand Prix qui refuse « son » édition, dans l’histoire du FIBD, c’est un signal majeur. Ce n’est pas un geste isolé : la goutte d’eau qui fait déborder un vase déjà rempli par le front élargi.
Une gouvernance à bout de souffle
Pendant que la contestation enfle, l’association FIBD, propriétaire de la marque, tente de reconduire 9eArt+ dans le cadre d’un nouvel appel d’offres. La procédure est immédiatement contestée : manque de transparence, conditions décrites comme biaisées, incompréhension du milieu professionnel.
La situation dégénère. L’idée même d’une nouvelle délégation à 9eArt+ devient inenvisageable pour les acteurs du secteur. Les collectivités, elles aussi, s’inquiètent de plus en plus ouvertement de l’impact de cette crise sur l’image d’Angoulême et sur l’attractivité du territoire.
13 novembre : le renversement
Le 13 novembre 2025, sous la pression conjuguée des auteurs, des éditeurs, des syndicats et des financeurs publics, l’association FIBD annonce dans un communiqué un changement radical. 9eArt+ ne sera pas reconduit et la société ne pourra pas candidater au futur appel d’offres. Un comité indépendant, associant financeurs, professionnels et représentants des auteurs, pilotera la procédure.
C’est une rupture que plus personne n’imaginait encore possible quelques mois plus tôt.
Franck Bondoux se met « en retrait sans délai »
Le même jour, nouveau coup de théâtre : Franck Bondoux annonce se mettre “en retrait de l’organisation sans délai”, selon France 3 Nouvelle-Aquitaine. Il affirme vouloir « apaiser » la situation et « faciliter la transition ».
Cette décision acte de fait la fin d’un cycle commencé en 2007 et confirme l’ampleur de la crise traversée par le festival.
FIBD 2026 : une transition fragile
Le Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême 2026 aura bien lieu du 29 janvier au 1er février.
Mais ce sera une édition amputée car il reste la réalité juridique. Le contrat actuel de 9eArt+ court jusqu’en 2027. L’organisation 2026 ne peut pas être transférée du jour au lendemain sans contentieux majeur, d’autant plus que le temps est compté d’ici fin janvier 2026 date du prochain festival.
Le festival va donc se tenir sous un opérateur désavoué par la quasi-totalité du secteur. Le risque d’une édition affaiblie est réel. Le travail de reconstruction, lui, commence à peine.
Comment rebâtir le Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême
Le FIBD sort de cette séquence profondément transformé. Plus personne ne souhaite revenir au modèle précédent. L’événement devra désormais assumer ce qu’il est réellement : un rendez-vous culturel financé majoritairement par de l’argent public, attendu sur la transparence, et redevable devant ceux qui le font vivre.
2025 aura été l’année où le festival a enfin mis au grand jour sa propre fragilité sous la pression des auteurs et des éditeurs. Et où le monde de la BD a rappelé qu’un événement international ne peut exister durablement sans une gouvernance saine, ouverte et respectueuse.
La BD est un art libre. Le festival qui la célèbre doit le redevenir.

Sources
– BubbleBD, enquêtes 2024–2025 sur management interne et climat social.
– CRC Nouvelle-Aquitaine, rapport d’observations définitives « SARL 9eArt+ » (2014–2019).
– ActuaBD, « Angoulême 2025 : Carnaval des luttes », 1er février 2025.
– AFP / Ouest-France, communiqué du 13 novembre 2025 sur la fin de la délégation 9eArt+.
– Le Point, « Le Festival de la BD d’Angoulême s’ouvre dans une ambiance délétère », 29 janvier 2025.
– Charente Libre, couverture de la crise de gouvernance (2025).
– Actualitté, articles sur le boycott des éditeurs (2025).
– France 3 Nouvelle-Aquitaine, « Franck Bondoux se met en retrait sans délai », 13 novembre 2025.
Mots-clés :
Par Jacques FROISSANT
Directeur de la publication
Bordelais, œnologue, tout allait bien… jusqu’à ce que je dérape dans l’entrepreneuriat RH pour les startups. 😉 Auteur et chroniqueur (L’Express, FrenchWeb, France 3 NOA...), je suis aujourd’hui cofondateur et rédacteur en chef d’AQUI.Media
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