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IA : le sensationnalisme économique à son paroxysme

L'entrée d'ASML au capital de Mistral est unanimement salué en Europe. Le secteur de l'IA reste cependant en surchauffe avec des valorisations exponentielles.

Par la rédaction
Publié il y a 18h
6 min de lecture

L’entrée de l'industriel hollandais des équipements pour la fabrication de semi-conducteurs au capital de Mistral, le “pépite” française de l’IA, met en évidence la vulgarisation des valorisation des entreprises de la tech, en particulier de l’intelligence artificielle (IA) qui vit une période d’ivresse financière.

Depuis deux ans, les valorisations des entreprises technologiques dites AI-native – c’est-à-dire conçues autour de modèles d’IA générative – s’envolent à une vitesse inédite. OpenAI, Anthropic, Mistral AI, Perplexity AI ou encore Databricks : toutes surfent sur une vague spéculative qui évoque, pour certains analystes, la bulle internet des années 2000. Mais derrière ces chiffres astronomiques, une question taraude investisseurs et observateurs : bulle ou pas bulle ?


Le vertige de valorisations hors norme

Jamais dans l’histoire de la tech, des entreprises aussi jeunes n’avaient atteint de telles valorisations. L’exemple le plus frappant est celui d’Anthropic, fondée en 2021, qui a vu sa valeur tripler en six mois : de 61,5 milliards de dollars en mars à 183 milliards en septembre 2025 après une levée record de 13 milliards (Reuters).

OpenAI, pionnier du secteur, est encore plus emblématique. Après plusieurs tours de table la valorisant à 300 milliards de dollars, l’entreprise discute désormais d’une valorisation à 500 milliards – ce qui ferait d’elle l'entreprise de la tech la plus vite valorisée de l’histoire (Financial Times, Wired), pas si loin derrière les “Big Tech” qui dépassent allègrement le trilliard de dollar.

Dans le sillage de ces géants, les autres acteurs profitent de l’appel d’air :

  • Databricks, plateforme d’analyse de données, dépasse les 100 milliards de valorisation (contre 62 milliards fin 2024).
  • Mistral AI, pépite française, est passée de 6 milliards en juin 2024 à près de 12–14 milliards aujourd’hui.
  • Perplexity AI, moteur de recherche conversationnel lancé en 2022, a atteint 18 milliards de dollars et boucle une levée à 20 milliards avec Accel… Avant d’en lancer une nouvelle à 30 milliards !
Un phénomène qui se traduit par un taux de croissance annuel de ces valorisation ahurissant : sur les 18 derniers mois, la valorisation d’Anthropic a crû de plus de 300 %, et celle de Perplexity atteint 1000 %

Des revenus complètement décorrélés

Si les valorisations donnent le vertige, les revenus générés restent, même s’ils croissent de manière exponentielle, beaucoup plus raisonnables. 

OpenAI affiche un revenu annualisé de 10 milliards de dollars à l’été 2025, en hausse par rapport aux 5,5 milliards de décembre 2024. La société espère atteindre 12 à 13 milliards d’ici la fin de l’année (Reuters, SaaStr).

Anthropic a vu son run-rate bondir à 5 milliards en août 2025, et vise 9 milliards fin 2025. Mais VentureBeat rappelle qu’un quart de ce revenu provient seulement de deux clients, signe d’une forte dépendance (VentureBeat).

Perplexity AI est bien plus modeste, avec environ 100 millions de dollars annualisés en mai–juin 2025 (Business of Apps).

Databricks, plus mature, avait déjà généré 1,6 milliard de revenus en 2023, mais son modèle est plus diversifié et moins centré sur les grands modèles de langage.

Ces chiffres, qui feraient rêver n’importe quelle startup de la French Tech, paraissent néanmoins minimes face à des valorisations à trois chiffres en milliards. Le ratio capitalisation/revenus (Price-to-Sales ratio) atteint des sommets rarement observés, même dans la Silicon Valley.

Les arbres montent-ils jusqu’au ciel ?

Le décalage s’explique en partie par le coût titanesque de l’IA générative. Entre l’entraînement de modèles à plusieurs milliards de paramètres et l’infrastructure GPU nécessaire pour servir des millions d’utilisateurs, les dépenses dépassent largement les revenus.

OpenAI devrait brûler 8 milliards de dollars en 2025, et certains analystes estiment ses pertes cumulées à 115 milliards d’ici 2029 (The Information).

Anthropic n’est pas en reste : malgré une croissance rapide, l’entreprise reste déficitaire, et sa dépendance à quelques grands clients met en péril la pérennité de son modèle.

La plupart de ces startups ne survivent que grâce aux levées de fonds qui se succèdent à un rythme effréné et aux alliances stratégiques (Google pour Anthropic, Microsoft pour OpenAI, Amazon pour Anthropic également). Un schéma qui rappelle celui de nombreuses licornes de la décennie précédente, qui peinaient à atteindre la rentabilité malgré des valorisations astronomiques et clairement décorrélées de la réalité.

Chassez cette empreinte carbone que je ne saurais voir

Au-delà des finances, un enjeu majeur reste sous-estimé : l’impact environnemental de l’IA.

Entraîner un modèle de langage de la taille de GPT-4 ou Claude 3.5 nécessite des millions d’heures de calcul GPU, consommant autant d’électricité qu’une petite ville pendant plusieurs semaines.

Selon une étude de l’université de Washington (2023), l’entraînement de GPT-3 aurait consommé environ 1 300 MWh, soit l’équivalent de la consommation annuelle de 130 foyers américains, et émis environ 550 tonnes de CO₂. Avec des modèles encore plus puissants comme GPT-4, les ordres de grandeur sont multipliés.

À l’échelle de l’usage, la situation n’est guère plus rassurante : une requête sur ChatGPT consommerait environ 10 fois plus d’énergie qu’une recherche Google. Si l’IA générative devait remplacer une part significative des recherches web, l’impact sur la demande mondiale d’électricité serait colossal.


Vers une double bulle : financière et écologique ?

La combinaison de valorisations démesurées et de coûts énergétiques exponentiels alimente un double scepticisme. Non seulement le modèle économique n’est pas encore prouvé, mais il repose sur une technologie dont la croissance pourrait heurter de plein fouet les contraintes énergétiques et climatiques.

Les investisseurs, fascinés par les perspectives de marché, se couvrent les yeux et se bouchent les oreilles pour ne pas voir cette dimension. Pourtant, les gouvernements commencent à réagir : l’Union européenne, dans son AI Act, introduit des exigences de transparence sur l’empreinte carbone des modèles. Des voix s’élèvent pour exiger une “sobriété numérique” appliquée à l’IA. Mais l'ogre US n’est pas prêt de réguler une industrie qui est le fer de lance de sa croissance.

Certaines startups cherchent déjà à se différencier par l’efficacité énergétique. Mistral AI, par exemple, revendique des modèles plus légers et optimisés, mais l’essentiel de l’industrie reste engagé dans une course à la taille et à la puissance, synonyme de consommation toujours croissante.


Des perspectives pourtant inédites

Pour autant, réduire l’IA à une bulle serait réducteur. Contrairement aux startups internet de 1999, les acteurs actuels génèrent déjà des revenus conséquents, et leurs produits sont utilisés par des millions d’individus et d’entreprises au quotidien.

OpenAI a réussi à populariser ChatGPT auprès de plus de 200 millions d’utilisateurs actifs mensuels, générant des abonnements premium et des API massivement adoptées. Anthropic équipe de grands groupes comme Slack, Notion ou Zoom. Perplexity s’impose comme une alternative crédible à Google dans la recherche.

La question n’est donc pas tant celle de l’existence d’un marché, mais plutôt celle de la pérennité économique et de la concurrence : combien d’acteurs survivront à la consolidation inévitable du secteur ?

Un futur clairement incertain

À l’heure actuelle, l’IA est à la fois le plus grand pari technologique du XXIe siècle et un terrain miné pour les investisseurs.

D’un côté, les projections de revenus donnent raison aux optimistes : OpenAI et Anthropic pourraient, à elles seules, dépasser les 20 milliards de dollars d’ARR dès 2026. De l’autre, les valorisations actuelles intègrent déjà des scénarios de domination mondiale et de rentabilité massive – qui restent à démontrer.

La prochaine décennie dira si nous vivons une révolution durable comparable à l’internet mobile… ou si l’IA générative rejoindra la longue liste des bulles éclatées de l’histoire économique, à côté du “metaverse”...

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