Bordeaux : de la vigne au verre, la bouteille peut-elle être bas carbone ?
La bouteille de vin cristallise une contradiction : Bordeaux promet du durable, mais entre verreries fragilisées, importations et avions cargo, l’empreinte carbone reste lourde. Peut-on réinventer la filière de la vigne au verre ?

La bouteille de vin, symbole "universel" de l’art de vivre à la française, est au cœur d’un paradoxe. Bordeaux promet des vins responsables et bas carbone, mais continue trop souvent à expédier des flacons lourds, parfois importés de loin, par avion ou camion. Comment réduire réellement l’empreinte carbone de la filière sans sacrifier ni la qualité, ni le savoir-faire ? Dans cette équation complexe, la proximité entre verreries, production et distribution pourrait bien être la clef oubliée.
« À poids égal, importer le verre coûte du CO₂. À poids réduit et local, on gagne ~100 à 150 g CO₂e par bouteille selon les distances et le mode de transport. »
Un patrimoine industriel au service du vin
En Gironde, l’histoire du vin est intimement liée à celle de la verrerie. Dès le XIXe siècle, avec la généralisation de la mise en bouteille au château, les verreries locales se sont multipliées pour répondre à la demande. Aujourd’hui, des sites comme O-I Glass à Vayres (33) ou Verallia à Saint-Romain-le-Noble (47) produisent des centaines de millions de bouteilles par an, approvisionnant directement les propriétés viticoles de la région.
Cette proximité n’est pas seulement un héritage historique : elle est aussi un atout logistique et écologique. Produire les bouteilles à quelques kilomètres des chais réduit considérablement les besoins en transport routier, et donc les émissions de CO₂. La localisation de la verrerie fait partie intégrante de l’empreinte carbone de la bouteille. En effet, l’impact du poids est évidemment important. Mais si l’on importe de loin les bouteilles, on annule tout ou partie du gain.
Au-delà du poids : penser l’empreinte carbone globale
Réduire le poids des bouteilles - une tendance forte dans toute la filière - est une étape importante. Passer de 550 g à 440 g permet d’économiser jusqu’à 15 % d’émissions sur le transport et la production. Mais cette approche ne suffit pas seule :
- Transport des bouteilles vides : acheminer des millions de flacons depuis d’autres régions ou pays pèse lourd sur le bilan carbone ;
- Énergie des fours : la production de verre reste énergivore, même avec une part importante de calcin (verre recyclé) ;
- Distribution du vin : une bouteille allégée transportée par avion aura un impact supérieur à une bouteille standard expédiée par voie maritime ou ferroviaire.
Une étude de l’ADEME souligne que le transport peut représenter jusqu’à 40 % des émissions associées à une bouteille de vin exportée. D’où l’importance de relocaliser autant que possible la production et de diversifier les modes d’expédition.
Conditionnement / verre : un poids réel dans l’empreinte carbone
Selon l’étude Empreinte carbone et environnementale du vin en France (OIV / IVES, données compilées par l’ADEME), le conditionnement — dont la fabrication des bouteilles en verre — représente 40 à 50 % des émissions totales du cycle de vie du vin (du raisin au rayon).
Autrement dit, le poids, le transport vide/plein, et l’origine du verre sont des leviers majeurs sur le bilan carbone. D’où l’importance de relocaliser autant que possible la production et de diversifier les modes d’expédition.
Vers une filière viticole intégrée : rêve ou réalité ?
Les acteurs de la filière bordelaise imaginent désormais un modèle où tout - de la vigne au verre - serait local :
- Production de bouteilles : verreries proches des vignobles, utilisant du calcin issu de la collecte régionale pour boucler la boucle du recyclage.
- Conditionnement : mise en bouteille sur site, limitant les déplacements des volumes en vrac.
- Logistique optimisée : groupage des expéditions, recours accru au ferroviaire pour les longues distances, réduction des trajets “à vide”.
- Consigne et réemploi : développement d’un réseau local de collecte, lavage et redistribution des bouteilles réutilisables.
Cette approche intégrée permettrait de mutualiser les efforts, de réduire l’empreinte carbone et de maintenir des compétences clés dans la région : souffleurs de verre, techniciens de four, spécialistes de la logistique vinicole.
Le savoir-faire local comme gage d’avenir
La Gironde possède une expertise unique : une industrie verrière capable de produire des millions de bouteilles par an, un écosystème logistique dense et l’un des plus grands vignobles du monde. Préserver ce maillage, c’est garantir la réactivité de la filière et son autonomie face aux crises.
« La proximité avec nos fournisseurs de verre est un avantage stratégique », confie un directeur technique d’un grand cru classé du Médoc. « En période de tension sur les matières premières, cela nous assure un approvisionnement régulier et nous permet de maintenir la qualité. »
L’histoire qui se joue à Vayres (où 80 à 100 emplois sont menacés sur les 240 actuels) et dans les autres sites touchés par les plans sociaux d’O-I Glass est celle d’une industrie en transition. Il y a d’une part une exigence technologique, environnementale, normative - l’allègement des bouteilles, l’usage de verre recyclé, la réduction des émissions. D’autre part, il y a des visages, des familles, des savoir-faire locaux, et des craintes légitimes.
Pour que la transition soit juste, durable, crédible, il faut écouter ces voix. Ni oublier que derrière les chiffres annoncés de réduction de CO₂, d’investissement dans des fours modernes ou d’économies de matière, il y a des hommes et des femmes. Leur travail, leur vie, leur équilibre familial peuvent en être profondément bouleversés.
Un enjeu collectif
La transition vers une filière intégrée ne repose pas uniquement sur les verriers. Elle implique les producteurs, les négociants, les distributeurs et les pouvoirs publics. Les projets de modernisation des fours, les initiatives de consigne et les expérimentations sur les bouteilles très légères doivent s’accompagner d’un soutien à l’investissement, de partenariats interprofessionnels et d’une coordination logistique pour maximiser les bénéfices.
En somme, l’avenir du vin bordelais ne se jouera pas seulement dans les vignes ou les chais. Il se joue aussi dans les fours verriers, les entrepôts et les réseaux de transport. Miser sur une filière intégrée, c’est miser sur un vin compétitif et durable, fidèle à son territoire.
Mais tant que la filière ne règle pas ses contradictions – un discours “vert” pour la vente, des verreries fragilisées localement – l’étiquette “bas carbone” restera surtout… un argument marketing.