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Bordeaux

Paquebots à Bordeaux : moins polluants, mais peu rentables

Les paquebots reviennent sur les quais de Bordeaux, sans fumée noire ni raz-de-marée touristique. L’étude de la CCI révèle pourtant un paradoxe : pollution maîtrisée, mais retombées économiques minimes.

Par Jacques FROISSANT
Publié il y a 29 oct.
6 min de lecture
Paquebots à Bordeaux : moins polluants, mais peu rentables
Paquebot quais de Bordeaux @Aqui.media

Un port carte postale, mais au rendement modeste

Des paquebots amarrés face à la place des Quinconces, des touristes en chemise légère arpentant les quais : sur le papier, Bordeaux coche toutes les cases de la croisière urbaine idéale.
Mais derrière la carte postale, les chiffres sont têtus. Oui, la ville a su limiter la pollution liée à ces géants des mers. Non, les retombées économiques ne sont pas au rendez-vous. Aqui.Media a enquêté pour vous.

Pollution : le bon élève de la façade atlantique

Les faits d’abord.
Atmo Nouvelle-Aquitaine a mesuré pendant un an, en 2022 et 2023, les concentrations en NO₂, SO₂ et particules fines autour des quais P124 et P127. L'étude menée confirme que l’impact des paquebots sur la qualité de l’air est faible. Les pics observés coïncident parfois avec des escales, mais restent bien en dessous des seuils réglementaires légaux, même en cas de présence de 2 bateaux à la fois.
Contrairement à Marseille ou Barcelone, où les navires de croisière figurent parmi les premiers émetteurs de soufre d’Europe (plus de 30 000 tonnes de SO₂ à Barcelone en 2022 !), Bordeaux respire encore.

La raison ? Une charte environnementale signée en 2019 entre la Ville, la Métropole et le Port impose aux compagnies un carburant à 0,1 % de soufre dès l’entrée de l’estuaire, et limite la vitesse de navigation.
Certains quais fluviaux sont désormais électrifiés, réduisant encore les émissions à quai.
Le modèle girondin repose sur un principe simple : accueillir des paquebots, oui, mais pas à n’importe quel prix environnemental. Au moins à Bordeaux, les croisiéristes ne peuvent pas être targué de contribuer au sur-tourisme et la pollution inhérente. Avec 38000 passagers par an, on en est loin.

Retombées économiques : 1,5 million d’euros… et c’est tout

Selon une étude menée par la CCI Bordeaux Gironde au printemps 2025, les 49 escales de la saison ont accueilli environ 38 000 passagers. On est très loin des chiffres de villes comme Marseille ou Barcelone, toutes deux à plus d'un million de passagers. Ces passagers représentent 1,51 million d’euros de retombées directes dans le commerce du centre-ville.
Soit une dépense moyenne de 51 € par passager “consommateur”.
Ces chiffres ne prennent pas en compte les membres d’équipage ou les rares excursions hors de Bordeaux. Les estimations donnent un total des retombées (dépenses touristes, équipage, et frais de port) pour 3 million d'euros maximum par an.

Pour comparer :

  • Marseille engrange plus de 120 millions d’euros de retombées pour 1,4 million de passagers.
  • Lisbonne approche les 80 € de dépense moyenne.
  • Le Havre dépasse les 70 € par croisiériste.

Autrement dit, Bordeaux joue dans la catégorie “escale chic mais discrète”.

Paquebot à Bordeaux : retombées économiques par passager

Paquebots : pourquoi si peu de retombées économiques ?

La première explication tient à la durée d’escale.

En moyenne, un paquebot reste entre 8 et 10 heures à quai, rarement plus de 24H. Les départs-arrivées du pont Chaban Delmas, nous le confirme. Cela veut dire pas d’hôtel, peu de repas au restaurant, des visites à la va vite, peu de temps disponible chez les commerçants, pas d'excursion dans le vignoble dans la plupart des cas.
La majorité des passagers déambulent entre Quinconces, Saint-Pierre et la Cité du Vin avant de remonter à bord.
À ce rythme, impossible de rivaliser avec les ports où les croisières durent deux jours ou incluent des excursions longues.

Autre facteur : le périmètre de dépense.

"44 % des passagers disent qu’ils n’auraient rien dépensé si l’escale n’avait pas lieu en centre-ville." selon l'étude CCI / Kedge.

Bordeaux profite donc d’un effet de proximité (les boutiques sont à 5 minutes du navire), mais cette facilité joue aussi contre elle : on consomme vite, peu, et sans prolonger le séjour.

Enfin, le profil des passagers compte.

Les croisiéristes bordelais sont plus âgés, souvent anglo-saxons, et privilégient la balade patrimoniale à la virée shopping.
Bref, pas les plus gros dépensiers du tourisme mondial.

Le dilemme bordelais : vitrine ou levier économique ?

La question est là : faut-il continuer à accueillir ces paquebots ?
Sur le plan environnemental, Bordeaux coche les bonnes cases : émissions maîtrisées, absence de saturation portuaire, impact sonore limité.
Mais sur le plan économique, le bilan reste maigre pour à peine 3 millions d’euros de retombées totales.

"Quand les croisiéristes débarquent, je sais que je vais perdre du temps pour vendre au mieux des cartes postales" évoque un antiquaire de la rue Notre Dame.

Pour une métropole de la taille de Bordeaux, c’est peu.
Mais la croisière n’est pas qu’une affaire de chiffres : c’est une vitrine internationale, une façon d’ancrer la ville dans les circuits culturels et touristiques mondiaux, à condition de mieux transformer ces escales-éclairs en séjours prolongés.

Comment transformer l’escale à Bordeaux en vrai levier local ?

Les professionnels du tourisme évoquent plusieurs pistes :

  • Allonger la durée des escales, en négociant avec les compagnies pour inclure une nuitée de plus à quai. Difficile à faire dans des croisières vendues à la semaine.
  • Promouvoir les excursions régionales — vignobles du Médoc, Saint-Émilion, Bassin d’Arcachon — avec un vrai modèle de retombées locales.
  • Créer une offre “œnotourisme express” : navettes directes, visites de châteaux à 30 minutes, dégustations sur mesure. Pessac Léognan, Martillac, Margaux, ou la rive droite c'est tout à fait réalisable.
  • Mieux signaler l’offre locale : artisans, commerces indépendants, commerces de vins, expériences culturelles.
  • Valoriser le faible impact environnemental comme un argument marketing : Bordeaux, escale durable.
  • Favoriser les "petits" paquebots de 500 à 1000 passagers dont les passagers dépensent 50% de plus que les gros bateaux.

Un équilibre à préserver, un modèle à réinventer

Bordeaux peut se targuer d’un rare équilibre : peu de pollution, mais aussi peu de retombées.
La vraie question n’est donc plus “faut-il accueillir les paquebots ?” mais “comment en tirer plus de sens et plus de valeur ?”

L’avenir se jouera dans la finesse : autant de navires, mieux ciblés, plus intégrés à la vie locale.
Parce qu’une escale durable, ce n’est pas seulement un bateau qui fume moins.
C’est surtout un passager qui reste, consomme, découvre — et revient.


📚 Sources citées dans l’article


🌍 Comparaisons européennes

  • Transport & Environment, Europe’s most polluting cruise ports (rapport 2023) – Barcelone, Marseille, Lisbonne en tête.
  • Contested Ports, Marseille, France – Air pollution and port emissions, 2024.
  • Port de Barcelone, Cruise ships and environment – Données officielles sur les émissions et la gestion environnementale.
  • Porto de Lisboa, Monitoring Air Quality Around the Lisbon Cruise Terminal, 2023.
  • CN Traveller / Euronews, Amsterdam vote l’interdiction des paquebots dans le centre-ville pour raison de pollution et de surtourisme, 2023–2024.