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Économie

Crowdfunding : avec Wiseed, fin de la blague

Wiseed en redressement, plateformes en faillite, épargnants piégés : la “finance participative” française se fissure. Derrière la bulle du crowdfunding, des montages douteux et un manque criant de transparence.

Par Jacques FROISSANT
Publié il y a 21 oct.
6 min de lecture
Crowdfunding : avec Wiseed, fin de la blague
Crowdfunding fin de la blague Photo by Nathan Shively / Unsplash

Après le redressement judiciaire de Wiseed, pionnier du financement participatif, le secteur du crowdfunding français fait face à une série de défaillances, de scandales et de pertes massives pour les épargnants. En toile de fond : une bulle immobilière éclatée, des failles réglementaires et un manque criant de transparence. ll ne reste pas grand chose du rêve de libéralisation du secteur financier voulu par Fleur Pélerin...

Wiseed, le signal d’alarme d’un modèle à bout de souffle

Révélé ce mardi 21 octobre 2025 par Zero Bullshit, le placement en redressement judiciaire de Wiseed, acteur historique du crowdfunding fondé en 2008, a provoqué un séisme dans le secteur.
Symbole de la “finance participative citoyenne”, la société toulousaine est rattrapée par les tensions entre actionnaires et par la chute brutale des volumes collectés.

“Le retournement du marché immobilier a agi comme un révélateur : il a mis à nu la fragilité des montages et le manque de contrôle sur l’usage réel des fonds”, résume un analyste du secteur.

Dix ans d’euphorie, puis la descente aux enfers

Depuis 2015, le crowdfunding a connu une ascension spectaculaire :

  • 2018 : le premier milliard d’euros cumulé est franchi.
  • 2022 : le secteur atteint son pic avec 2,4 milliards d’euros levés.
  • 2024 : la collecte chute à 1,7 milliard (-17,1 %), avant une stabilisation à 819 M€ au S1 2025.

Au total, plus de 10,8 milliards d’euros ont été collectés en dix ans, et 1,5 million d’investisseurs particuliers ont participé à au moins une opération.
Mais derrière ces chiffres, le moteur du marché – l’immobilier – s’est enrayé : taux d’intérêt en hausse, baisse des prix, retards de chantiers et multiplication des défauts.

Montages risqués et contournements réglementaires

L’essor du secteur a entraîné une sophistication des schémas financiers.
De nombreux projets ont dépassé 5 à 10 millions d’euros, parfois en “éclatant” les levées entre plusieurs sociétés pour contourner la limite européenne des 5 M€ par projet sur 12 mois.

Les fonds transitent souvent via des SCI, SAS ou SPV (Special Purpuse Vehicule), parfois enregistrées à l’étranger. En roue libre, des plateformes peu scrupuleuses organisent des montages qui compliquent le suivi des flux et la vérification de l’affectation réelle des capitaux.

Les exemples de Casa Isula (Corse), Cap d’Antibes ou Capicciola à Palombaggia illustrent les dérives : projets inachevés, retards chroniques, détournements entre sociétés. Des milliers d’épargnants se retrouvent aujourd’hui sans perspective de remboursement.

Des rendements illusoires, des défauts bien réels

Longtemps présentés comme des placements “dynamiques et sécurisés”, les projets de crowdfunding affichent désormais des taux de défaut records.
Selon Financement Participatif France (FPF) et plusieurs auditeurs, 12 à 15 % des projets présentent un incident de paiement, et près de 20 % subissent un retard significatif, pour ceux qui sont déclarés puisque rien ne contraint les plateformes à le faire.

Les Taux de Rendement Interne (TRI), souvent affichés autour de 9 % ou 10 %, ne reflètent pas la réalité : ils ignorent les retards et les pertes non réalisées.

“Le secteur a entretenu une illusion de performance, fondée sur des remboursements anticipés ou des valorisations fictives”, confie un expert du financement participatif.

Fermetures en cascade et scandales à répétition

Le retournement du marché a déjà fait ses premières victimes.
Koregraf, plateforme dédiée à l’immobilier, a cessé toute activité en 2024.
October, ex-fleuron du financement des PME, a réduit drastiquement sa présence en France pour se recentrer sur le recouvrement.

En 2024, des scandales ont mis en lumière des pratiques de communication trompeuses sur les rendements et la situation financière de certains porteurs de projet. Des enquêtes sont toujours en cours, notamment sur le financement de sociétés déjà en procédure collective, levées sans information complète des investisseurs.

Ces affaires, ajoutées aux disparitions silencieuses de plateformes PSFP et aux plaintes déposées auprès de l’AMF, montrent un marché fragilisé, désormais en phase de consolidation forcée.

Les professionnels alertent, le secteur s’enferme dans le déni

Depuis 2023, plusieurs professionnels et analystes indépendants ont dénoncé les dérives du marché. Certains ont révélé des irrégularités, des garanties fictives, voire des détournements de fonds entre projets.

Pourtant, ces lanceurs d’alerte ont été accusés de “nuire à la confiance” ou écartés du débat public.

“On préfère tirer sur l’ambulance plutôt que d’écouter ceux qui alertent”, regrette un ancien dirigeant de plateforme.

Cette culture du déni a permis à certaines pratiques douteuses de perdurer, jusqu’à la crise actuelle. Ironie du sort : plusieurs de ces experts sont aujourd’hui sollicités par les autorités pour auditer les portefeuilles en défaut.

Des failles réglementaires toujours béantes

L’entrée en vigueur du statut européen de PSFP (Prestataire de Services de Financement Participatif) en 2021 devait apporter plus de rigueur. De 3 plateformes agréées fin 2022, la France est passée à 45 fin 2023, puis près de 60 fin 2025. Mais cette explosion d’acteurs a aussi engendré des comportements opportunistes et un effet d’aubaine réglementaire.

Certaines plateformes cumulent des rôles incompatibles : commercialisation, gestion des titres et représentation de la masse d’obligataires, créant des conflits d’intérêts majeurs. Les contrôles sur les garanties (hypothèques, cautions, valorisations) restent largement internes et peu vérifiés. Derrière les promesses d’“hypothèque de premier rang”, de nombreux investisseurs découvrent aujourd’hui des sûretés inexistantes.

Un marché du financement participatif à reconstruire

En quinze ans, le crowdfunding a financé plus de 40 000 projets en France.
Mais il paie aujourd’hui le prix d’une croissance trop rapide, d’une régulation imparfaite et d’une communication souvent trompeuse.

Pour restaurer la confiance, plusieurs réformes s’imposent :

  • Transparence totale sur les défauts et les retards,
  • Indépendance des contrôles sur les garanties,
  • Séparation stricte des rôles entre plateformes et porteurs,
  • Suspension automatique des acteurs ne publiant pas leurs comptes.

L'AMF et l'ACPR s'y attellent mais la chute semble plus rapide que prévue.

Wiseed, symbole d’un rêve brisé

La faillite de Wiseed, pourtant bon élève du secteur, clôt une décennie d’euphorie et ouvre celle du réalisme. Elle rappelle qu’un secteur né d’une promesse de “finance citoyenne” n’échappe ni aux logiques spéculatives, ni aux dérives de gouvernance.

“Le crowdfunding a voulu remplacer la banque sans en avoir les garde-fous”, résume un expert. “Aujourd’hui, il en subit les mêmes crises… sans disposer des mêmes protections.”

Sans réforme rapide, la “finance participative” française risque de perdre sa crédibilité pour longtemps — et avec elle, la confiance des épargnants.


Sources : Zero Bullshit, Financement Participatif France, AMF, publications PSFP 2023–2025, rapports internes plateformes Wiseed, Koregraf, October.

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